Lamya’s Poem : Alex Kronemer et Sam Kadi, « La poésie est une façon exceptionnelle de guérir un traumatisme » (INTERVIEW)
Publié le Par Alexia Malige
Sélectionné en compétition officielle du festival international du film d’animation d’Annecy, Lamya’s Poem raconte l’émouvante épopée d’une réfugiée syrienne, forcée de quitter son pays pour fuir les atrocités de la guerre. Un drame délicat et poétique réalisé par Alex Kronemer et produit par Sam Kadi, avec lesquels Serieously a pu échanger. Rencontre.
Alors qu’elle n’a que 13 ans, Lamya est contrainte d’abandonner sa maison à Alep lorsque les bombardements dévastent son quartier. Avec sa mère, elles embarquent alors dans une aventure périlleuse dans l’espoir de trouver une vie meilleure de l’autre côté de la mer. Les dangers sont nombreux et l’adolescente va être confrontée à de multiples pertes en cours de route. La poésie de Djalâl ad-Dîn Rûmî l’accompagnera alors tout au long de son voyage et saura trouver les mots pour toucher son coeur.
Alex, comment l’histoire de Lamya’s Poem est-elle née dans votre esprit ?
Alex Kronemer : Je crois que la première étape a été de lire un article qui disait que Rûmî était le poète le plus lu aux États-Unis. C’est très intéressant. La plupart des gens ne savent même pas qu’il était musulman. Voilà une personne que les Américains aiment, mais dont ils ne connaissent pas l’histoire. D’ailleurs, je ne la connaissais pas moi-même. Tout ce que je savais, c’est qu’il était le poète de l’amour et ce genre de choses… Puis, lorsque j’en ai découvert un peu plus, j’ai appris que Rûmî était un réfugié. Et quand j’ai commencé à explorer davantage sa poésie, j’ai réalisé que nombre de ses textes sont issus de la perte. J’ai alors compris pourquoi les réfugiés lisaient Rûmî et j’ai senti que l’histoire ne devait pas tourner uniquement autour de lui, mais des gens qui le lisaient et avaient besoin de lui.
Un ou deux mois plus tard, j’étais au Caire, en Égypte, et j’ai rencontré une famille de réfugiés syriens. J’ai alors pu échanger avec leur fille et j’ai eu comme un déclic, un moment d’inspiration. Je crois que ce qui m’a le plus touché chez elle, ce n’était pas les événements tragiques qu’elle avait vécus, mais plutôt le fait qu’elle soit juste une adolescente…comme ma fille. Ce n’était pas un gros titre de journal, c’était une personne à laquelle je pouvais m’identifier. Une jeune fille qui essayait simplement de vivre sa vie, qui faisait des choses normales, comme se disputer avec sa mère ou être collée à son téléphone et qui s’est soudainement retrouvée plongée au cœur du conflit syrien. Elle s’appelait Lamya et l’histoire est donc née comme ça.
Sam, vous êtes d’origine syrienne. De quelle manière vous êtes-vous identifié à l’histoire de Lamya ? Avez-vous intégré une part de votre expérience personnelle au film ?
Sam Kadi : Je me suis connecté à l’histoire très facilement, puisque je suis né au même endroit que Lamya. Elle vient d’Alep et j’ai grandi là-bas également. Je suis parti aux États-Unis il y a environ 20 ans pour réaliser mon rêve de devenir cinéaste. Ce que j’ai fait et j’en suis donc très reconnaissant. Mais comme j’ai souvent dit à Alex, j’aurais pu me retrouver dans la même situation que Lamya, j’aurais pu être Bassam, j’aurais pu vivre dans un camp de réfugiés… Des choses comme ça auraient pu se produire lorsque j’étais enfant ou si j’étais resté un peu plus longtemps en Syrie. L’histoire de Lamya me touche, car elle est très humaine. C’est une histoire très simple. C’est quelqu’un qui veut juste avoir une vie normale…elle a des demandes très basiques. Et mêmes ses demandes les plus primaires ne sont pas exaucées à cause de la politique, de la guerre et de la violence.
Et comme une partie de l’histoire se déroule à Alep, le film est devenu personnel à un autre niveau encore. Lorsque l’on travaillait l’animation, j’étais très impliqué car je connaissais les rues, je connaissais très bien la ville. Une partie de mon boulot consistait donc à travailler avec Alex pour m’assurer que le résultat était très authentique. Même si les gens ne prêtent pas attention à tous les détails, nous l’avons fait. Les rues, les voitures, les chansons, la façon dont les personnages parlent, les petites théières, l’air conditionné, les tapis, autant de détails avec lesquels j’ai vécu lorsque j’étais petit. C’était vraiment une joie de travailler avec Alex, parce qu’il était très réceptif à ces choses-là, qui ont offert au film plus de vérité.
La musique joue un rôle très important dans Lamya’s Poem. Comment avez-vous collaboré avec le compositeur afin d’obtenir la bande originale parfaite ?
Sam Kadi : Christopher Willis était vraiment quelqu’un que je voulais présenter à Alex. J’avais le sentiment qu’il était le meilleur pour ce que l’on recherchait. Il a beaucoup travaillé pour Disney, mais il a également fait des séries télévisées (Veep) et des films (La mort de Staline). Il connaît donc la narration dramatique, mais aussi le monde de l’animation. Je savais aussi que la bande originale allait être primordiale pour le film. Elle pouvait aussi bien le sublimer que le détruire. Nous avions donc besoin de quelqu’un qui puisse communiquer avec les spectateurs à travers la musique et qui comprenne en même temps l’histoire que l’on voulait raconter.
Alex Kronemer : J’ai travaillé avec des douzaines de compositeurs au fil des années et c’est effectivement le meilleur avec lequel j’ai pu collaborer. Il a posé beaucoup de questions à propos des scènes, à propos des enjeux de l’histoire, il essayait vraiment de tout comprendre. Il nous envoyait plusieurs propositions et on échangeait ensuite sur ses essais. Je pense que l’une des raisons qui explique le succès de la musique, c’est qu’il n’a pas seulement pris le temps, il a aussi donné son cœur pour vraiment comprendre l’histoire afin de l’exprimer à travers la mélodie. Il a été fantastique ! Et je pense que son éthique de travail et son implication se voient vraiment.
Dans Lamya’s Poem, les méchants ne sont pas des personnages humains, mais des créatures animales ou végétales. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Alex Kronemer : C’est une histoire intérieure, une histoire de cœur, il n’y a pas besoin de gentils et de méchants. C’est un film sur la perte, sur le dépaysement. Nous quittons tous la maison à un certain point, que ce soit volontaire ou non. Nous voulions donc montrer comment cela nous affecte et comment cela nous amène à des carrefours de la vie. Votre expérience peut vous rendre plus ouvert, plus compatissant ou bien vous pousser à vous renfermer, vous rendre amer et plein de colère. Lamya’s Poem parle de cela. C’est une jeune fille qui est confrontée à des épreuves difficiles et qui arrive à un carrefour. Elle a connu beaucoup trop de pertes… Et toute la question est de savoir si elle va se laisser gagner par la haine ou non.
Finalement, la poésie de Rûmî la sauve. Ses textes ont aidé de nombreuses personnes depuis des millénaires. Son oeuvre parle de la perte, du deuil et de la manière de le surmonter. C’est pour cela que c’était plus intéressant de raconter cette histoire-là plutôt que faire un documentaire sur Rûmî. De cette façon, on peut montrer sa poésie en action. A quel point ses mots peuvent aider quelqu’un à faire face à sa condition humaine.
Qu’espérez-vous que les gens retiendront de Lamya’s Poem ?
Ales Kronemer : La plupart du temps, les cinéastes ne veulent pas répondre à cette question. Ils souhaitent simplement que les spectateurs prennent ce qu’ils désirent dans le film. Mais bien sûr, comme la crise des réfugiés syriens continue, mais que les gens s’en lassent, nous aimerions que ce film soit un rappel de ce qui se passe dans ce pays. J’aimerais également que cette histoire ouvre le cœur des spectateurs, comme la poésie de Rûmî a pu ouvrir celui de Lamya. J’essaie de promouvoir la compassion à travers mes oeuvres, donc j’espère qu’à la fin du film, les gens deviendront plus compatissants. C’est d’ailleurs pour cela que Lamya’s Poem s’achève sur une citation de Rûmî : « Ne vous contentez pas des histoires et forgez votre propre légende ». Ca veut aussi dire qu’il ne faut pas laisser le film derrière soi en quittant la salle, mais qu’il faut partir avec l’envie d’aider son prochain.
Sam Kadi : Je crois que c’est l’espoir ! Rûmî dit que « c’est à travers la blessure que la lumière pénètre en toi » et je pense que ce film donne de l’espoir. Comme le dit également Rumi, « La vie brise parfois ton cœur, jusqu’à ce qu’il s’ouvre ». Et même si l’on regarde le conflit actuel, les enfants qui traversent ces épreuves-là peuvent se dire : « Oui, la vie est peut-être dure aujourd’hui, mais il y a sûrement de la lumière au bout du tunnel ». Le film parle de guérir à travers la poésie et cela est essentiel. Je pense que c’est l’une des façons les plus exceptionnelles de se remettre d’un traumatisme, à travers des mots réconfortants.
Retrouvez le palmarès du festival international du film d’animation d’Annecy.
Alexia Malige
Journaliste - Secrétaire de rédaction